Il y a plus de 2 000 ans, le poète latin Horace écrivait : Ose penser par toi-même (Sapere aude). Quelle régression en forme de plongée dans l’obscurantisme en deux millénaires ! Bon nombre de nos contemporains ne pensent plus que par procuration, forment leurs opinions – toujours définitives et sans appel – sur la base du nombre de followers d’un influenceur, de likes affichés sur un post, de clics sur un site conspirationniste. Ils délèguent à n’importe qui leur pouvoir de réfléchir et atrophient leur sens critique… La proposition la plus outrancièrement fausse, ne résistant même pas à l’analyse la plus élémentaire, peut ainsi devenir vérité absolue…
Notre conviction intime, depuis des années, est que les arts plastiques constituent un remarquable moyen de lutter contre cet état de fait, pour (ré)apprendre à nos concitoyens à sentir et à penser par eux-mêmes, à se forger un avis sans recourir aux béquilles de sites Internet ou d’applications dont la finalité est, le plus souvent, uniquement mercantile : faire de l’argent en abêtissant le populo…
Une œuvre d’art est déroutante, en ce qu’elle ne se réduit pas à une proposition simple, est irréductible à un dogme ou à une idée préconçue, fausse ou vraie… Ceci est corroboré chaque fois que l’on en soumet une aux regards de plusieurs personnes. On constate que les réactions, les analyses, les sentiments éprouvés peuvent différer considérablement d’un sujet à l’autre. L’expérience est encore plus probante chez les jeunes enfants dont l’esprit n’a pas encore été conditionné par le carcan de pensées conformistes, par les chaînes d’une idéologie dominante. Un même regardeur pourra aussi, selon des circonstances qui lui sont propres ou selon les variations de son environnement, lire de façons différentes la même œuvre. Il faut voir, dans ce phénomène, une des richesses essentielles des productions plastiques : leur polysémie, leur capacité à communiquer simultanément des sens perçus comme différents selon les observateurs.
Comme toujours, les œuvres que nous avons choisies sont à lectures multiples. Elles stimulent l’intérêt du spectateur, le forcent à imaginer, à réfléchir, à poser des hypothèses, à les analyser pour les accepter ou les rejeter… bref, à reconquérir sa capacité à penser par lui-même… Si nous proposons, dans les notices qui suivent, des axes pour entrer dans leur univers, ils ne sont en rien normatifs… tout juste des pistes ou des suggestions pour mettre en éveil cette curiosité à la source de toute acquisition de connaissance… Et qui manque tellement à notre temps…
Pour ce printemps 2023, nous avons retenu 20 plasticiennes et plasticiens, dont un duo, avec des œuvres diversifiées qui donnent un aperçu de la vitalité de la création de notre temps, pas celle, factice et éphémère, dont les médias nous abreuvent, mais celle qui rend compte de notre époque et devrait perdurer. Nous espérons qu’elles vous offriront des horizons nouveaux, des sujets à réflexion, de la matière pour la pensée, comme disent nos voisins anglo-saxons : matter for thought…
Depuis six ans, macparis, c’est aussi, en collaboration avec l’association Cynorrhodon – FALDAC, la programmation et le commissariat des cinq expositions annuelles de l’Espace d’art Chaillioux de Fresnes : plus d’une quarantaine d’artistes présentés chaque année, plus de 10 000 visiteurs annuels et un important programme de médiation avec les publics locaux, jeunes et adultes…
Nous tenons enfin à témoigner notre gratitude au Ministère de la Culture, à l’Adagp et à quelques mécènes privés, dont Le Géant des Beaux-Arts, qui, année après année, continuent à nous soutenir généreusement dans notre mission de promotion de la création plastique contemporaine, nous épaulent dans notre volonté de remédier à l’obscurantisme qui gangrène insidieusement notre Société…
Hervé Bourdin, Annick & Louis Doucet, Max Lanci commissaires de la manifestation
Avocat fiscaliste de formation, venu tardivement aux arts plastiques et à la peinture, Mathieu Arfouillaud est, avant tout, un paysagiste. Ses paysages n’ont, cependant, rien de conventionnel. Construits à partir d’images banales et standardisées, ils sont dérangés, déstabilisés, détournés de leur rôle traditionnel, par des interventions non figuratives, comme des bombages noirs les oblitérant en tout ou partie, ou par l’introduction d’éléments visuels qui leur sont tout à fait étrangers, que ce soit par leur sujet ou par leur technique.
Cette forme de distanciation par rapport à un sujet de peu d’intérêt en tant que tel permet de focaliser l’attention du regardeur sur d’autres enjeux : celui de la peinture, de son statut, des modes de représentation, de la déconstruction et de la (re)construction d’un espace pictural…
Par exemple, dans une série, Mathieu Arfouillaud développe la notion d’okashisa, concept esthétique japonais, datant de l’ère Heian, se traduisant comme une incohérence agréablement surprenante. Des éléments et des factures hétérogènes, au sein du même paysage peint, arrive à émerger une cohérence qui transcende les incohérences de ses éléments constitutifs, pose les bases d’une sorte d’ontologie de la peinture.
Notre artiste s’intéresse aussi à la façon dont les outils numériques – les écrans – affectent notre façon de percevoir une image, un paysage, et comment ces médias impriment leurs marques sur ce qu’ils affichent, au point de nous faire oublier la réalité des choses… Salutaire mise en garde…
Le dessin est central dans toutes les productions de Nathalie Borowski, qu’elles soient planes, en relief ou en volume. Bien qu’elle n’ait pas suivi une formation scientifique, sa démarche créatrice mêle art et science. Partant d’une donnée établie relative à notre identité biologique – ADN, code génétique, chromosomes… –, elle essaie d’en développer une forme visuelle, graphique, non pas illustrative mais tentant d’étendre la notion à une échelle et à un domaine autres. On y retrouve ainsi la très ancienne dialectique entre microcosme et macrocosme. Par exemple, un modèle de relations intercellulaires pourra être élargi aux dimensions d’un schéma sociétal ou d’une cartographie. Et la plasticienne d’interroger : « Et si l’organisation de la société, ses mouvements, ses réseaux, sa communication n’étaient que le reflet de notre constitution et modélisation cellulaire ? » Ces changements de repères et de domaines scientifiques, ces transpositions allégoriques de données factuelles dans le monde des arts plastiques, ce recours à des analogies transdisciplinaires, ne se font pas sans une certaine dose d’humour ou de recours à l’onirisme. Que ce soit dans de nouvelles Cartes de Tendre relues à l’aune de notre temps, dans le détournement de balles de ping-pong… tout évoque une perpétuelle évolution dans laquelle le spectateur est embarqué, même à son corps défendant.
Dans sa série Paradis perdus, Alain Fabreal creuse le rapport entre image et histoire, en s’affranchissant de la dimension temporelle de la narration classique. À cette fin, il juxtapose, sur le plan du tableau, des illustrations sans rapport évident entre elles, sans souci de cohérence de dimensions ou d’échelle, dans l’idée de révéler une réalité surnaturelle, de montrer l’inapparent, l’inobservable, ce qui se dérobe à nos yeux.
Les objets et les personnages figurés ont souvent un aspect suranné qui déstabilise le regardeur. Il émane de ces compositions un sentiment d’Unheimliche, cette inquiétante familiarité freudienne, ce malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Il s’agit pour l’artiste d’aller jusqu’au paradoxe du peintre et de dévoiler, par l’image, la présence de l’invisible comme sujet principal de l’œuvre…
L’artiste s’exprime: « Mon objectif est de faire confluer sur la toile, avec une attention toute particulière à soustraire toute incongruité, des images hétérogènes provenant de différentes sources, pêchées ici ou là, livres, cartes postales, dessins, tableaux, etc., car peu importe la source, ce qui compte avant tout c’est ce que contiennent en elles-mêmes ces images. Je fais une recherche presque ontologique des propriétés de chaque objet que je sélectionne pour servir ma composition. Mon objectif à travers cette procédure est d’orienter ma recherche vers la mise en œuvre d’une image dont la tension pointe vers une interrogation métaphysique. Une manière de joindre un moment de vide, où le temps s’arrête sur des questions sans réponse des scènes sans sujet, des dialogues muets qui font place au drame. »
Né en Malaisie, Roy Forget n’y a jamais vécu car ses parents travaillaient à Saigon, pendant les dernières années de la présence étasunienne au Vietnam. Ils s’étaient rendus en Malaisie pour donner naissance à leur fils. Après son départ du Vietnam, son enfance s’est déroulée entre Hong Kong et Los Angeles, entouré d’amis vietnamiens rescapés du régime communiste. Il a poursuivi et terminé ses études de beaux-arts dans le Midwest, à l’Indiana University de Bloomington, mais au lieu de suivre le parcours normal d’un titulaire d’une maîtrise en arts plastiques, ayant le besoin de voir le monde sous un angle nouveau, il s’est lancé dans des études de médecine à Boston, dont il sort avec un diplôme de médecin. Après avoir terminé un internat en chirurgie plastique à New York, les contingences de la vie l’ont amené encore plus loin, jusqu’ici, à Paris, où il habite et où il mène une vie de peintre à plein temps, dans le XIIIe arrondissement, depuis 2010.
En 2013, lors d’une petite exposition au Musée du Louvre, Roy Forget découvre une enluminure figurant une procession de flagellants, illustrant Les Belles Heures du duc de Berry, œuvre appartenant au Metropolitan Museum of Art de New York. Cette page montre un groupe d’hommes, torses nus, se fouettant, certains avec des visages masqués, d’autres portant de larges chapeaux noirs. Ces individus se flagellaient pour susciter la grâce de Dieu contre les ravages de la peste. En un temps où il n’y avait pas de traitement efficace contre la peste bubonique, ces gestes d’automutilation avaient pour objectif d’exorciser un destin fatal. Les flagellants allaient d’un village à un autre, se fouettaient et fouettaient leurs camarades, récitant des incantations et invoquant la miséricorde divine. La série de tableaux exposée a été peinte sous l’inspiration de cette enluminure, pendant les périodes de confinement de ces dernières années.
Dans ses œuvres, Justine Ghinter, jeune plasticienne, tente de trouver des réponses pratiques à la question de savoir comment des éléments apparaissant dans le champ de vision du spectateur manifestent leur existence à son regard, par quel processus ledit regardeur s’approprie le monde qui l’environne, comment il perçoit, appréhende et fait siennes les notions de forme, de distance, de couleur, de profondeur, de devant et de derrière, telles qu’elles sont projetées dans son espace sensitif…
À travers cet exercice de redéfinition de la peinture, c’est notre rapport à notre environnement extérieur – réel ou imaginé, présent ou en souvenir – et son interpénétration, son tuilage ou son tissage avec notre monde intérieur qu’elle interroge avec une pertinence qui nous dérange. Est-ce nous qui nous projetons sur le monde ou est-ce le monde qui vient se projeter sur nous ? Dans son installation Ce qui percute au regard est fait de contraste, 2020, réalisée dans le cadre d’une résidence à l’Octroi, à Tours, trois projecteurs de diapositives projettent, sur un même écran, des collages semi-transparents, colorés et texturés, montés dans des caches aux dimensions de diapositives standard. L’artiste écrit : « Chaque machine a son propre rythme de lecture automatique, produisant une cadence sonore et visuelle entêtante. Les collages, composés de matériaux divers, apportent leurs qualités plastiques à la composition en termes de couleur, de texture et de forme. L’œil est pris dans le renouvellement constant des combinaisons proposées par les trois plans qui se superposent, s’enchevêtrent et parfois s’annulent. » Nous sommes face à des événements qui, de par leur caractère évanescent, nous échappent.
Florent Girard déclare, au sujet de sa démarche : « Je m’active comme peintre lorsqu’un élément est en rupture avec son environnement : quand les objets et les mots n’ont pas de signification, quand quelque chose ou quelqu’un échappe à son milieu, il y a une incompréhension du réel où seules les formes, les couleurs et les lignes restent. J’expérimente ce que font ces éléments paysagers aux images. De même que je cherche à comprendre ce que ces dernières imposent d’elles-mêmes par leur construction. »
L’artiste tente de structurer un espace essentiellement mental, même s’il recourt à des formes – des signes – appartenant au monde physique, collectées lors de ses divers déplacements. Au fil de la construction, des règles et des contraintes s’imposent progressivement à lui, rapprochant des objets normalement distants les uns des autres, établissant des relations, plus ou moins immédiatement perceptibles, entre des formes-mots – signifiants –, des images – signifiés – et des environnements sémantiques. Les lignes, tels des éléments syntaxiques, établissent la liaison entre les différentes formes, font office de ponctuation ou de conjonction de coordination, pour permettre au regardeur de faire une pause ou de rebondir dans sa lecture de l’œuvre.
Pour autant, les tableaux de Florent Girard ne peuvent pas se réduire à un pur exercice linguistique ou formel, pas plus qu’à une volonté disruptive ou processuelle. Leurs couleurs créent un espace qui est bien pictural, récusant, certes, la perspective et la profondeur, mais pour déployer de vastes panoramas dont les agencements, fruits d’un peintre qui a étudié et compris ses classiques, peuvent séduire les plus réticents.
Le travail de Laurent Gongora s’articule autour de collectes d’objets les plus divers pour constituer de modernes cabinets de curiosités. Certaines pièces sont laissées telles que trouvées, d’autres sont transformées ou hybridées. L’artiste déclare : « Les cabinets de curiosités et leurs légendes, officielles ou personnelles, me touchent et je perpétue encore adulte une pratique enfantine, celle de glaner et collecter des objets aux détours des chemins. J’aime présenter ces trophées et laisser l’ambiguïté à la première lecture sur leur nature et leur provenance. Certains d’entre eux subissent mon intervention, d’autres au contraire sont des ready-mades, à haut potentiel d’interprétations, mon rôle d’artiste étant réduit dans ce cas précis à celui de passeur. »
Ici les fragments de la fonte du pare-brise d’une voiture brûlée prennent l’aspect de coquilles d’une espèce d’huître nouvelle et insolite. Là, une grande feuille de laurier du Portugal, découpée et lacérée, se transforme en plume d’un gigantesque et improbable oiseau. Là encore, des morceaux de troncs ou de branchages, revêtus de peau de vache, de chèvre ou de cheval, se muent en des êtres hybrides qui suscitent attraction ou répulsion, selon la façon dont le spectateur les considère…
Laurent Gongora dote ses productions de désignations latines techniquement factuelles mais fantaisistes, à la manière dont les naturalistes le font pour leurs propres découvertes. Dans tous les cas, il met en évidence les affinités et la perméabilité entre les règnes minéral, végétal et animal. Plus généralement, dans ses œuvres, le doute subsiste toujours entre ce qui est réel et ce qui relève de l’imaginaire ou de la mystification, entre un vrai et un faux… Une façon d’aiguiser les facultés perceptives du regardeur, en ces temps où fait et fake deviennent de moins en moins distinguables…
Mélissande Herdier, utilise toutes les possibilités techniques du graphite : sous sa forme solide de la mine pour dessiner, en poudre pigmentaire et dans divers états intermédiaires qu’elle exploite en les mêlant avec des apprêts, des liants, dans une succession de bains, à la façon dont on révèle un tirage photographique en noir et blanc. Les textures résultantes ont un aspect indécis pour le spectateur, quelque part entre dessin, peinture et photographie telle qu’on la pratiquait à ses origines. De sa pratique elle écrit : « La circulation de l’eau sur le papier, tant aléatoire que volontaire, laisse les dépôts de pigments en poudre donner à l’image une première ossature. À partir de ce squelette d’ombre et de lumière, touches à l’aquarelle et retouches à la mine viennent successivement préciser le sujet. »
Ses sujets de prédilection ont un rapport avec la géologie ou avec cette matière primordiale dont le monde serait issu, ou bien encore avec des astéroïdes ou de modestes silex trouvés au hasard de ses errances. Ils peuvent aussi évoquer des phénomènes naturels ou météorologiques, loin de toute trace de présence humaine. La notion de temps, fragmenté, s’efface. Celle d’espace peut, selon la façon de regarder les œuvres, paraître dilatée aux dimensions de l’univers ou réduite à celles d’un bouillon de culture. Face à ce que l’on ne peut, faute de mieux, désigner que comme des dessins, elle présente parfois des pièces en céramique s’inspirant de débris végétaux ou autres, dans une mise en scène qui laisse le regardeur déconcerté par ce qu’il perçoit comme un monde fantastique, simultanément étrange et familier.
Julia Huteau est sculptrice. Elle a accepté de relever le défi d’occuper les casiers du grand escalier du Bastille Design Center. Elle utilisera aussi deux des comptoirs en bois du XIXe siècle de cet ancien magasin d’usine de quincaillerie pour y présenter des pièces de plus grandes dimensions.
L’univers de Julia Huteau est, selon ses propres mots formel et concret. Ses sculptures affectent des formes résolument abstraites mais dans lesquelles le spectateur, quand il y est confronté, discerne des influences d’un univers autre que celui des arts plastiques : la géométrie dans l’espace, la combinatoire, la topologie, la propagation de la lumière, certaines expériences de la physique sérieuse ou amusante, voire des considérations sur la philosophie des sciences… Il y est question de relations d’échelle et d’équilibre, de compacité et de rayonnement spatial, de raisonnable et de distraction, de logique et de jeu… Peut-être l’artiste veut-elle aussi nous interroger sur le rapport de l’œuvre d’art à un réel qui reste à découvrir… Les couleurs, goulument chaleureuses, apportent une dimension sensuelle, à tel point que le spectateur a une forte envie d’enfreindre le tabou de l’interdiction de toucher des œuvres exposées, de se les approprier physiquement. Il s’agit, pour l’artiste « d’agir en superposant deux réels, le virtuel et le matériel, et de créer une œuvre témoin qui cherche à agrandir nos imaginaires. » Et nous en avons bien besoin en notre époque minée par la dictature du matérialisme de l’immédiateté.
La peinture de Ranou Kadi est peuplée d’oiseaux de toutes espèces, de toutes tailles. Dès son plus jeune âge, en Algérie, l’artiste a été fasciné par ces animaux, au point d’avoir pensé devenir vétérinaire, puis éthologue, avant de se tourner vers les beaux-arts. Cette passion initiale pour le comportement de la gente ailée se manifeste dans toutes ses œuvres. Il dote ses sujets de personnalités fortes et marquées, par leur stature, leurs poses souvent figées, dignes, fières, et leur regard scrutateur qui soutient celui du spectateur. Ce sont donc de véritables portraits de personnalités affirmées, douées d’une intelligence propre et d’une capacité d’introspection qui n’ont rien à envier à celles des humains.
Les fonds, denses et sensuellement texturés, globalement monochromes, soulignent cette nature. Parfois, quelques accessoires, peints ou collés, établissent un pont entre le monde animal et celui des humains. Ailleurs, le recours à des bitumes ou à des matériaux dont les sujets tentent vainement de s’extraire évoque une catastrophe écologique de triste mémoire.
Il y a aussi, dans la volonté de simplification des formes, dans le hiératisme des sujets, une dimension sculpturale qui trouve ses sources dans la statuaire égyptienne. On pense inévitablement à Horus le faucon, Thot l’ibis, Nekhbet le vautour… Le spectateur est alors obligé de s’interroger sur le sort réservé à ces êtres, autrefois déifiés et désormais voués à une destruction stupide et aveugle…
Les peintures de Nicolas Kuligowski sont confinées dans des registres de noirs et de blancs. On pourrait dire que, chez ce peintre, la couleur se manifeste donc par son absence – le noir – ou par son extrême présence par saturation de toutes les autres couleurs – le blanc –. Et, au-delà d’un jugement superficiel, il faut admettre que ses travaux s’inscrivent dans la lignée d’une tradition de grands coloristes. Régis Cotentin décrit fort bien cette filiation : « À première vue, les représentations ne paraissent pas se conjuguer avec la matière dont elles procèdent. La technique rappelle Picasso et Matisse qui désunissent les couleurs des figures censées les épouser. Elle renvoie aussi à Richter et Polke qui, par ce même procédé, renforcent la profondeur optique du tableau en créant deux plans d’interprétation de l’image. Nous y reconnaissons aussi la sérigraphie réinventée en art plastique par Andy Warhol. Nonobstant, chez Nicolas Kuligowski, l’héritage des maîtres est assimilé dans une manière tout à fait personnelle. » L’ascèse de la couleur oblige le spectateur à imaginer ses propres colorisations pour s’approprier ces transpositions de représentations figuratives dans une dimension irréelle. L’artiste y mêle des souvenirs personnels et des visuels provenant de photographies ou de films. Il transporte ces images dans des espaces intemporels et improbables, proches du fantastique bien que faisant référence à des objets et environnements étrangement familiers. Il en résulte une tension, rendue extrême par le refus de la couleur, une confrontation entre l’universalité d’objets souvent génériques et un discours très personnel. Tout ceci incite le regardeur à plonger dans les strates successives de la composition, à les dévoiler, à les effeuiller…
Bruno Lebon, peintre, est fasciné par les techniques picturales anciennes, notamment par la tempera grasse sur panneau ou sur toile. Il les affectionne particulièrement parce qu’elles imposent une lenteur dans la réalisation, laquelle s’oppose et contrebalance le rythme effréné et trop souvent stérile de la vie contemporaine. Pour autant, dans une perspective très augustinienne, ce cadre contraignant devient, pour lui, un espace de liberté et de créativité unique.
L’artiste procède par collages mentaux, recouvrements et juxtapositions de motifs inattendus. On y trouve, entre autres choses, des yeux, des écouteurs, des épouvantails, des chaussettes… Ces formes peuvent prendre un aspect ectoplasmique, un peu dans l’esprit de certaines peintures de Philip Guston, mais aussi afficher la joyeuse truculence d’un James Ensor ou recourir à de très cézanniennes natures mortes aux pommes… Ces sources hétéroclites, qui peuvent évoquer la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie de Lautréamont, chère aux surréalistes, sont cependant structurées en de denses compositions d’une grande cohérence visuelle. On suspecte, à juste titre, une immense culture picturale qui plonge ses racines dans les grands classiques, tout en échappant aux pièges du plagiat ou de la citation trop directe. Sur cette improbable scène de théâtre que devient le tableau, le regardeur est invité à s’approprier les enjeux d’une pièce jouée pour lui seul et pour son seul plaisir.
Designer freelance depuis une vingtaine d’années, Timothée Mahuzier développe, en parallèle avec ses activités au service de la communication d’entreprises, une pratique de plasticien aux productions variées et, souvent, surprenantes. Dans sa récente série Verdure, il recourt au spray, à l’empreinte, à la décalcomanie et à la gouache, dans une technique où le sujet végétal, le motif, se fait aussi outil de création de l’image picturale. On découvre, dans les œuvres résultantes, comme des fantômes, des traces de feuilles de saule, de tremble, de merisier, des joncs, des herbes folles… Les couleurs sont vives, printanières, affichant une liberté en rupture totale avec les règles habituelles de la peinture de chevalet. On y discerne une évidente filiation formelle et spirituelle avec les Shadows d’Andy Warhol.
Et l’artiste de déclarer : « [Verdure] Si le terme est emprunté aux tapisseries du Moyen-Âge et de la Renaissance, c’est moins l’herbier méthodique ou imaginaire que de véritables portraits d’arbres et de feuillages. D’ici surgit l’empreinte littérale de joncs et de racines, de là, le chaos végétal combine d’hasardeuses rencontres, et les couches successives de pigments scandent le rythme en traces végétales. Si cette approche cousine avec le photogramme ou le cyanotype, elle s’en distingue par sa diversité chromatique, pour décrire un voyage initiatique, symbiotique et souterrain, aux contours indéfinis. »
Ordonner le chaos à moins qu’il ne s’agisse de déranger l’ordre des choses, telle semble être la démarche de Marie Pernet. Ses peintures recherchent un état d’équilibre, que l’on imagine définitivement instable, entre des formes, des taches, des aplats, des signes, des graffitis à la bombe… le tout dans une joyeuse explosion de couleurs vives que ponctuent des motifs méticuleusement dessinés qui donnent de la profondeur aux compositions. Peinture, collage, écriture, dessin… les techniques se combinent, sans plan ni hiérarchie prédéfinis, pour proclamer haut et fort une liberté qui se joue des conventions plastiques et crée de nouveaux horizons, plus chimériques que factuels, plus mentaux que physiques. Impossible, dans cet univers tourbillonnant, de discerner ce qui relève de l’échelle du microscopique de celle du cosmique, de distinguer le bouillonnement embryonnaire de celui des galaxies, de séparer ce qui préexiste de tout temps de ce qui résulte des tensions inexorablement entropiques de l’univers, de différencier la gestualité expressive de l’artiste de la stabilité de son substrat qui, lui, semble immuable, solidement affirmé et ancré, de faire la part de l’imprévisible accident et du fermement réfléchi.
Devant tant de paradoxes, le regardeur, désarçonné, ne peut rester indifférent. Il est inexorablement englouti dans un vortex dont il ne peut s’échapper indemne.
Les réalisations plastiques de Florent Poussineau, fils de pâtissier, mêlent sculpture, installation, performance, vidéo et peinture. Son matériau de base est la nourriture, essentiellement des aliments sucrés : pâtisseries, friandises ou confiseries… Selon ses propres mots, il souhaite « mettre en jeu la relation que nous entretenons avec la nourriture dans nos sociétés occidentales : une garantie de subsistance de l’homme, un acte culturel, communautaire ou individuel qui évolue dans un contexte et une époque particulière » ou encore : « utiliser la nourriture tant comme un matériau noble proche de l’œuvre d’art, élitiste, que comme un élément répulsif et dégoûtant. Grâce à elle, jouer, hiérarchiser, provoquer des sentiments contradictoires et reproduire de façon induite certains schémas comportementaux présents dans notre société de consommation. »
Pour la session du printemps 2023 de macparis, Florent Poussineau a développé une installation, au sous-sol du Bastille Design Center, combinant, entre autres sources, des réminiscences du conte populaire allemand Hansel et Gretel, recueilli par les frères Grimm, et des références à saint Honoré d’Amiens, patron des boulangers. Le visiteur est accueilli par un ensemble de chimères hybrides, structures filaires en acier garnies de guimauves roses. Leur aspect est celui d’écorchés d’animaux indéterminés, dont les muscles apparents sont immédiatement comestibles. Elles font écho aux mœurs primitives de nos ancêtres, arrachant les chairs de leurs proies pour les dévorer, mais aussi aux débats en cours sur notre consommation excessive de protéines animales…
Marie Kopecká Verhoeven et Dominique Defontaines, plasticiens du collectif multidisciplinaire Rés(O)nances, nous proposent une installation qui évoque le camp de concentration de Terezín (Theresienstadt), maintenant en République Tchèque. Dans cette ancienne forteresse furent déportés puis exterminés des Juifs célèbres, parmi lesquels un grand nombre d’artistes, musiciens, plasticiens, écrivains… C’est notamment là que Robert Desnos mourut du typhus en 1945… Dans cette antichambre de la mort régna une intense activité de création artistique, largement utilisée comme vitrine par la propagande nazie.
Les Fleurs de Terezín ont été réalisées à partir de découpes de maillons de chaînes rouillées de diverses dimensions. Les zones de coupe révèlent l’intérieur du métal, brillant, réfléchissant la lumière, en opposition avec le brun mat de son oxydation extérieure. Ces fleurs lumineuses surgissent d’un matériau associé à l’oppression : briser ses chaînes, dit-on. Elles se posent en métaphores de la force de résistance de la vie, de la résilience face à un environnement mortifère, de la persistance d’un impossible espoir, de la primauté de la liberté intérieure sur les contraintes extérieures, aussi inhumaines soient-elles. Elles prennent ainsi une dimension prométhéenne qui dépasse largement le cadre de leur propos initial… Elles sont présentées en association avec des photographies prises sur le lieu de ces portes de la mort que personne ne peut ni ne doit oublier.
Angèle Riguidel collecte, stocke, démonte, recycle, détourne et assemble les objets du quotidien les plus divers pour leur donner une seconde vie, une dernière chance… Chaque pièce est analysée pour lui trouver la meilleure remise en valeur possible, seule ou en combinaison avec d’autres. L’artiste les traite comme les éléments d’un puzzle dont l’image finale fluctue au fil des trouvailles et des associations d’idées et de formes. Ainsi recyclés, ces rebuts condamnés à l’oubli racontent une autre histoire, sans rapport avec leur vocation originelle.
Dans son installation la plus récente, Déchets sauvages, 2023, Angèle Riguidel met l’accent sur la Nature. Il s’agit d’un parcours immersif, faussement végétal, qui rend hommage à une Nature luxuriante et séduisante sous la forme d’un jardin extraordinaire, mais sensibilise aussi le spectateur aux méfaits de la surconsommation.
L’artiste s’exprime : « L’installation se découvre en deux étapes, de loin avec cette impression de forêt sauvage puis on découvre en se rapprochant de nouveaux détails, de multiples variétés de fleurs, de feuilles, d’arbres aux couleurs et aux formes improbables. Mais ce n’est que dans un troisième temps que l’on peut distinguer les matières premières : des éléments industriels ou des emballages qui s’avèrent être des déchets reconnaissables valorisés par une démarche de création low tech. Cette jungle monstrueuse est composée d’une grande variété d’espèces, tantôt proches de plantes connues, tantôt fantastiques, mais évoquant toujours une réalité naturelle. Une fois arrivé à l’intérieur de l’installation, le visiteur fait face à un paysage qui évoque un voyage lointain et improbable, composé tel un tableau jouant sur les volumes, les formes, les matières et les couleurs, parfois drôle par ses astuces de construction, mais également effrayant par le panorama de la consommation qu’il dresse. »
Le travail de Charlotte Seidel, qui aborde avec bonheur un large spectre de moyens d’expression, est tout empreint de poésie et de sensibilité. Elle s’appuie sur des détails du quotidien, parfois à peine visibles, sur des objets insignifiants, souvent fragiles ou éphémères, auxquels elle confère une aura, légère et subtile. Elle en fait des agents qui stimulent la perception et l’imagination du spectateur, l’entraînant dans un univers de rêve, dans des expériences sensorielles et mentales insoupçonnées. Il y est souvent question de limite, de dissolution, d’inframince duchampien, comme dans cette vidéo où deux verres identiques, remplis d’eau à ras bord, communiquent par une seule goutte. Suspension, tension et équilibre fragile qui se résolvent en une rupture apparemment aussi insignifiante que l’équilibre précaire qui l’a créée. Et pourtant, tout l’univers semble en être affecté… Pour autant, l’artiste se refuse à être trop directive, récuse d’emblée tout le pathos explicatif que l’on pourrait développer sur son travail. Ne déclare-t-elle pas : « Je travaille sur la notion d’absence, d’invisible. Je dirais que mon travail est plutôt silencieux. Ce ne sont pas des œuvres qui crient aux visiteurs, mais qui leur parlent – j’espère. J’essaie de ne pas trop guider la pensée des spectateurs. Les titres et textes qui accompagnent mon travail donnent des points de repère, tout en laissant une ouverture au spectateur d’avoir sa propre interaction avec les œuvres. »
Né au Canada, Christian Tangre s’est installé en Normandie, après avoir grandi puis commencé à enseigner en région parisienne. Sa peinture est résolument figurative et se penche sur la condition humaine. Elle se déploie dans de vastes compositions, très denses, grouillant d’objets et de personnages, sans souci de cohérence d’échelle entre eux, l’ensemble baignant dans un environnement joyeusement coloré. Plusieurs scènes, comiques ou tragiques, poétiques ou triviales, réelles ou fantasmées, se jouent à la surface de la toile qui finit par ressembler à une jungle onirique dans laquelle se mêlent des observations réalistes, des rendus de sentiments intimes, des signes empruntés à divers univers techniques et des images qui semblent jaillir du pinceau de l’artiste, sans avoir été préméditées.
Au-delà d’un aspect jovial et attirant, presque festif, les compositions de Christian Tangre labourent des territoires plus profonds. Le regardeur y est happé et se retrouve projeté au cœur d’un labyrinthe, toujours renouvelé, dans lequel angoisse, désir, nostalgie, rêve, cauchemar… s’entremêlent.
Sur ce terrain d’expérimentations ininterrompues, microcosme et macrocosme fusionnent en un espace où réalité et fiction permutent leurs statuts respectifs. La dimension surréaliste y est prégnante en ce que ces peintures matérialisent ce point de l’esprit, défini par André Breton dans le Second Manifeste du surréalisme, 1930, « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et l’avenir, le haut et le bas, le communicable et l’incommunicable cesseront d’être perçus contradictoirement. »
La peinture de Jean-Marc Trimouille, colorée, vibrante, vibrionnante, immersive, échappe aux classifications traditionnelles. On y reconnaît l’engagement corporel de l’action painting étasunien avec son objectif d’une non-figuration radicale détachée du réel et, simultanément, une sorte de pulsion de représentation qui pourrait s’inscrire dans la descendance des Nymphéas de Monet. On peut, en effet, y voir des paysages mais leur identification à quelque chose du monde sensible reste illusoire, même si les titres des œuvres peuvent donner une piste ou, peut-être par jeu, nous égarer vers un ailleurs qui se situerait à l’intersection du geste créateur du peintre et de la quête de compréhension du spectateur. C’est dans ce rapport complexe entre l’artiste, son œuvre et son regardeur que se situe l’enjeu de la peinture de Jean-Marc Trimouille. Piège à regards, la toile est à la fois une manifestation – une épiphanie – d’une action fondatrice et un miroir réfléchissant les attentes, doutes, pulsions ou regrets d’un observateur qui doit, à son tour, mobiliser sa conscience, aiguiser son esprit, s’engager pour y pénétrer de plain-pied. Sur ce terrain de jeu, dénué de tout investissement autre que la peinture, ses envoûtements et sortilèges, tout le monde est gagnant… Et l’artiste de conclure : « Ce qui compte en définitive, ce n’est pas le rapport à l’intime, au social, au politique ou à quelque autre cible déterminant une posture critique de convenance ou de confort moral, c’est fondamentalement, toute scénarisation de soi étant superflue, de quoi l’être est fait dans son rapport à l’art. »
du 30 mai au 4 juin 202374 boulevard Richard-Lenoir – 75011 PARIS(notices rédigées par Louis Doucet)
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