Quelques notes sur le travail d’Anne Da SilvaAnne Da Silva décrit fort bien sa démarche dans une succession de textes passionnants et remarquablement documentés, à l’instar de son mémoire de Master 2, soutenu à l’Université de Rennes 2, en 2006[2], si bien qu’il semble difficile d’ajouter quelque chose de pertinent à ses propos. Nonobstant sa conclusion : « L’œuvre ne dit rien d’autre qu’elle est, et qu’elle est seule, sans le recours des mots pour affirmer sa présence. Rien ne sert alors de chercher à la faire parler dans une langue qui lui est intrinsèquement étrangère[3]. », il ne me semble pas inutile, au risque de déplaire à l’intéressée, de commenter quelques points relatifs à ses œuvres et à sa démarche.
1. Collecte – Tout d’abord, il importe de le souligner, Anne Da Silva ne fait pas partie de ces plasticiennes et plasticiens qui se revendiquent récupérateurs, voulant se livrer à une forme de rédemption d’un matériau, réputé pauvre ou délaissé, à partir duquel ils travaillent. Si elle collecte les éléments qui lui serviront à construire son œuvre, ce n’est pas du côté des dépotoirs ou des déchetteries que ses pas la mènent, mais plutôt en bordure des chemins, dans une nature dont elle étend les limites aux dimensions de l’univers. Certes, elle utilise souvent des sous-produits de l’industrie de transformation du poisson : peaux, arêtes, écailles… mais qui est prêt à déclarer qu’un tanneur ou un maroquinier se livre à un travail de récupération parce que sa matière première est un des produits dérivés des abattoirs industriels ? La pratique plastique d’Anne Da Silva s’articule principalement autour de substances organiques. Elle vise à leur donner un aspect nouveau en les cuisant, trouant, grattant, tannant, cousant, assemblant, enrobant, fossilisant, vitrifiant… au point de susciter un doute sur leur véritable nature. La collecte des éléments qui constitueront ses œuvres, ne relève que très peu du hasard mais s’apparente plutôt à la démarche d’une naturaliste en quête de spécimens intéressants, susceptibles, chez elle, de transformations insoupçonnables. Que ce soit au bord des chemins, dans les talus, dans les forêts, dans les granges abandonnées, dans des lieux fréquentés ou abandonnés, dans des usines en activité ou désaffectées…, les écorces, les herbes, les graminées, les racines, les arêtes, les plumes, les mues, les peaux, les cornes… sont choisies en fonction de leur forme, de leur texture, de leur potentialité expressive…
2. Obsession du geste – Le verbe coudre (to sew) ne figure pas dans la fameuse Verb list (1967-1968) de Richard Serra. Certes, on y trouve tisser (to weave) mais pas tanner (to tan). Cette absence est-elle due à la connotation trop féminine de cette activité, à l’opposé de la conception de la virilité que se faisait un sculpteur confronté à des tôles d’acier ? Anne Da Silva coud des peaux de poisson tannées pour en faire des structures qui évoquent des corps de gigantesques poissons que l’on tirerait hors de l’eau par la queue. On peut entrer dans certaines comme dans une tente. D’autres sont entièrement cousues et ne présentent aucun passage. Elles sont parfois éclairées de l’intérieur et la transparence des peaux filtre la lumière en révélant la qualité graphique de leurs textures. Leur présentation peut se doubler de créations sonores qui nous emmènent dans l’univers de sirènes aux chants obsédants. L’artiste n’a pourtant rien d’une docile Pénélope attendant patiemment son Ulysse. Pour s’en convaincre, s’il le fallait encore, faut-il rappeler qu’Anne Da Silva a suivi, entre autres choses, une formation en charpenterie et qu’elle a pratiqué ce métier, assez peu sédentaire et très éloigné de l’idée que l’on se fait des tâches domestiques auxquelles les femmes sont trop souvent reléguées… Les gestes créateurs d’Anne Da Silva sont de même nature que ceux exemplifiés par la liste de Serra. Avec patience et minutie, cherchant obsessivement à pérenniser des équilibres naturellement précaires, elle répète, quitte à en épuiser son potentiel et son sens, le même mouvement, jusqu’à l’obtention d’une figure qu’aucun geste supplémentaire ne pourrait parachever. Ce n’est alors que, de la sensualité latente de cette gestualité, finit par surgir une multitude de lectures possibles, laissées à l’imagination du regardeur.
3. Empirisme – La démarche d’Anne Da Silva est foncièrement empirique. C’est, en effet, de l’expérience sensible de ses matériaux, de sa matière première, que résultent son savoir et le plaisir esthétique qu’elle nous donne. Pour elle, la connaissance n’est pas première mais s’appuie sur l’accumulation d’observations, dont elle peut dériver des lois générales, par induction, allant du concret à l’abstrait. Elle déclare : « je suis rarement conduite par une idée préalable, je pars à la découverte ; silencieusement en laissant le corps et les matières me guider, je cherche d’autres manières de chercher[4]. » Elle se situe ainsi dans la descendance des philosophes empiristes anglais du XVIIe siècle, tel John Locke qui posait comme postulat que la connaissance de l’homme ne saurait s’étendre au-delà de sa propre expérience[5] ou Francis Bacon déclarant : « On ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant[6]. » ou bien encore : « La nature, pour être commandée, doit être obéie[7]. » Les recherches d’Anne Da Silva se fondent sur un besoin d’appartenance – voire d’identification – au monde organique et de dialogue avec lui, avec ses lieux, ses enveloppes et ses insoupçonnables et imprévisibles contenus. Dialogue nourri, dès son enfance, par de longues promenades et la collecte de divers objets préservés par la nature, peut-être des réminiscences de vies antérieures à redécouvrir… Dans la proximité qu’elle entretient avec le vivant, Anne Da Silva guette les composantes d’une humanité emmêlée à ses alentours, nécessairement composite. Ses sculptures et installations empruntent au monde organique des matières, des formes et des agencements, d’où finira par jaillir le sens, au terme d’un travail long, lent et soutenu, souvent très répétitif qui plonge l’esprit dans une sorte de vacance au cours de laquelle des intuitions se précisent et des récits s’écrivent. Les sculptures s’étoffent alors d’un potentiel narratif sur lequel elle veille pour qu’il ne devienne pas directif, totalitaire, imposant… Elle affiche sa prédilection pour les peaux, écorces, croûtes et enveloppes de ce monde organique, ces membranes mystérieuses qui séparent et réunissent, qui témoignent de la réversibilité du sentant et du senti, du créateur et de l’observateur de son œuvre.
4. Nomadisme – L’arrière-grand-père d’Anne Da Silva était originaire de la rive gauche du Minho, à l’extrême nord du Portugal, déjà un finistère, au sens étymologique de ce mot… Native de Riom, en Auvergne, elle a suivi son cursus scolaire dans sa ville natale avant de passer une licence d’arts plastiques à Toulouse, complétée par un Master 2 à Rennes, puis d’une formation post-diplôme à l’École des Beaux-Arts de Bourges. Elle vit, depuis un peu plus de dix ans, dans le département du Finistère, dans le village de Rosnoën, modérément vallonné, bordé par la rade de Brest et la rivière du Faou, à l’entrée du Parc d’Armorique et de la presqu’île de Crozon. Sa mobilité géographique ne se réduit pas à l’énumération de ses lieux d’habitation successifs. Son nomadisme instinctif, à l’instar de son arrière-grand-père paternel migrant du Portugal en France[8], lui fait affectionner les résidences artistiques dans des lieux peu conventionnels : par deux fois (2018 et 2019) dans le phare de l’île Wrac’h, mais aussi à Brest, dans le Gers, dans la région toulousaine, en Haute-Loire ou dans les Côtes-d’Armor… sans compter un séjour en Slovénie dans le cadre du Service Civique. Si elle est un peu poisson, elle ne se contente pas du confort relatif de sa boîte de conserve, me faisant penser à une réplique d’un des personnages de William Faulkner dans la relation d’une interminable errance : « Ma mère n’est pas dans la boîte. Ma mère ne sent pas comme ça. Ma mère est un poisson[9]. » Ce besoin de mobilité géographique et intellectuelle se manifeste dans quasiment toutes ses œuvres. Par exemple, dans son installation Veille, 2019, qui se compose, en autres choses, de sculptures en peaux de poissons séchées et cousues, présentées à côté de longues colonnes d’arêtes empilées. Cette œuvre propose au spectateur une lente déambulation, physique et mentale, dans un paysage imaginaire, en suspension, à la fois insolite et accueillant, simultanément distant et proche, dépaysant et réconfortant. Le visiteur peut rentrer dans certaines des sculptures comme dans une tente, pour se reposer, regarder, écouter, découvrir ou reconnaître un monde qu’il peut reconstruire à sa guise…
5. Étrange familiarité – Anne Da Silva déclare : « Je transforme beaucoup mes trouvailles en cherchant à faire émerger de nouvelles matières à la fois singulières et pourtant familières à l’esprit de qui les regarde. Cette familiarité un peu étrange est une dimension importante de mon travail ; face à mes œuvres on est toujours à même d’identifier l’origine de ces matériaux que l’on côtoie tous les jours, mais parce qu’ils ont été pressés, cuits, troués, grattés, tannés ou cousus, un doute s’installe, notre perception change et notre imaginaire, dès lors, embraye. Surgissent alors selon les sensibilités des mondes où l’on invoque la sorcellerie, les rites religieux, les objets archéologiques, les ouvrages de dames[10]. » Chez notre artiste, l’inquiétante étrangeté (das Unheimliche) de Freud[11] se mue donc en étrange familiarité… L’artiste pousse alors l’observateur à mettre en doute ses propres certitudes, de ce qu’il pensait être familier… Ainsi, ce qui lui semble connu, voire proche, convoie de l’étrangeté, du bizarre, sans qu’il puisse en identifier la cause car, finalement, à l’analyse, tout semble coutumier, sans histoire… mais lourd de non-dits que chaque regardeur interprète en fonction de sa propre histoire, de ses références culturelles de ses souvenirs et de ses blessures intimes…
6. Absence, attente et veille – Il n’est peut-être pas si anecdotique de savoir qu’Anne Da Silva a effectué deux résidences de recherche artistique dans un phare, même si ledit phare est désaffecté et son île accessible à pieds secs, à marée basse. La notion d’attente et de patiente veille est prégnante dans beaucoup de ses œuvres. Si on ajoute à ces faits son fréquent recours aux travaux d’aiguille et le parallèle que ceux-ci établissent avec la figure de Pénélope, les notions d’absence, d’attente et de veille s’imposent avec force. D’ailleurs, une de ses plus imposantes installations, évoquée ci-dessus, n’est-elle pas intitulée Veille. Les références maritimes, réelles ou imaginaires, de la plupart de ses productions renvoient aussi aux épouses des terre-neuvas ou des islandais, partis en mer pendant de longs mois, à la patience obsessionnelle de celles qui, restées à terre, attendent, partagées entre espoir et crainte, le retour de leur homme. Mais son propos va bien au-delà de ce qui pourrait être considéré comme anecdotique pour s’élargir à des dimensions plus universelles. L’artiste déclare en effet : « À cette image de celui qui reste s’arrime celle du vide, d’un espace ouvert, infini et immatériel. L’absence, l’attente pour horizon, qu’il s’agit de domestiquer. C’est depuis cette place-là, de celui qui veille, que je me tiens pour construire ce travail. La place de celui qui, immobile, les pieds à terre, va, par la pensée, à la rencontre de ceux qui manquent[12]. » Cependant, tout en cultivant un riche imaginaire, Anne Da Silva conserve une parfaite lucidité quant à la réalité de notre monde et aux limites d’une imagination qui reste toujours crédible, laquelle évoque le propos de Victor Hugo : « Pour vivre, le poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en terre[13]. » Pour Anne Da Silva, la création plastique ne serait que le prolongement d’un état de veille et/ou de mémoire active(s) qui assurerait le lien avec la réalité du monde qui nous entoure.
7. Mémoire et fossilisation – Cette dimension mémorielle est toujours très présente chez Anne Da Silva. Il y a, chez elle, une volonté de figer quelque chose d’un passé qui a trop tendance à filer et à nous échapper. Elle le fait sans pour autant sombrer dans une forme de nostalgie stérile mais, plutôt, en exacerbant le pouvoir évocateur de la mémoire. Il est question, chez elle, plus de mémoire que de souvenirs… Pas d’auréole déformant ou embellissant des images anciennes, mais plutôt la précision d’une naturaliste ou d’une historienne s’en tenant à la réalité des faits et des choses. En cela, notre artiste serait une antithèse de Proust, se rangeant plus du côté de Descartes pour qui la mémoire, corporelle ou intellectuelle, ne serait que la conservation, dans le cerveau, de traces de mouvements passés[14]. Donc, pour Anne Da Silva, pas de place pour le doute sur la matérialité des choses, pas de questionnement du type de celui de Valéry : « C’était peut-être un ossement de poisson bizarrement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ? Ou de l’ivoire taillé pour je ne sais quel usage, par un artisan d’au-delà les mers ? Qui sait ?[15] » Très symptomatiques de cette attitude sont ses travaux récents, de la série Reliques, pour lesquels elle trempe les fragments, végétaux ou animaux, qu’elle collecte dans du grès liquide, les allonge sur des barquettes d’émail et les cuit à haute température. Il en résulte des fantômes, d’une blancheur dérangeante, qui illustrent la porosité entre les règnes minéral, végétal et animal, et, dans un processus qui s’apparente à la fossilisation, abolissent les frontières du temps. Bien plus que son objectif affiché de débusquer le potentiel évocateur de la matière et des volumes, il s’agit, ici, d’une tentative de communier avec le monde. Pas étonnant, donc, qu’elle se plaise à citer Henri Michaux qui voyait dans sa propre pratique du dessin une volonté « [d’]imprimer le monde en [lui]. Autrement et plus profondément[16]. »
8. Refus du pathos et du discours – Anne Da Silva a écrit : « J’ai travaillé pour faire, pour sentir mais jamais pour dire, ni pour (dé)montrer quelque chose[17]. » Ailleurs, en parfaite cohérence avec l’empirisme de la démarche qu’elle revendique, elle déclare : « L’important pour moi est d’établir un contact avec ce qui m’entoure sur un autre mode que celui de l’esprit, d’établir des relations de connaissance qui ne passent pas par la raison et la parole, mais qui s’éprouvent. L’essentiel est alors de faire, d’être entier dans le faire, dans l’expérience, et de suivre sans un mot les rencontres qui ont lieu, de faire confiance à l’intuition[18]. » Ces rencontres, ce sont les siennes mais aussi celles que vivent les spectateurs de ses œuvres, incités à projeter leur propre regard sur le monde et la nature pour nouer une relation quasi rituelle et non dépourvue de sensualité avec leur environnement. À chacun sa perception et son ressenti, en dehors de toute prescription arbitraire ou normative, avec des ouvertures potentielles vers d’autres formes d’expression artistique : danse, poésie, littérature, musique, théâtre…
Il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur le travail et sur la démarche d’Anne Da Silva, mais j’ai déjà été trop bavard et sens que l’intéressée va désapprouver mes propos, dans sa volonté de bannir les mots d’une langue, étrangère à son univers plastique, pour décrire ou commenter son travail… Donc, comme sur une célèbre partition de John Cage[19], j’écris tacet, suivi d’une double barre de fin :
Louis Doucet, janvier 2023
[1] In Cantilènes en gelée, 5 décembre 1952.[2] Vacances de l’esprit – Mémoire du corps dans les détours de la création, mémoire universitaire Master 2 Arts-Plastiques, sous la direction de Sandrine Perret, Université de Rennes 2, 2006.[3] Ibidem.[4] In portfolio de l’artiste.[5] In An Essay Concerning Human Understanding, 1689.[6] In Novum Organum Scientiarum, 1620.[7] Ibidem.[8] Après avoir relu cette phrase, Anne Da Silva m’écrit : « Mon arrière-grand-père paternel a émigré du Portugal vers la France et a rencontré ma grand-mère, auvergnate, dans les Combrailles. Du côté maternel, ma grand-mère a quitté l’Allemagne pour épouser mon grand-père. Il y a donc effectivement des histoires de déracinement des deux côtés, qui soufflent peut-être une petite mélodie de nomadisme… » Ce mélange de Portugal et d’Allemagne sur le sol français me fait penser, pour rester dans le registre du poisson, au célèbre bacalhau portugais, avatar du Kabeljau allemand, ayant donné naissance au cabillaud français…[9] “My mother is not in the box. My mother does not smell like that. My mother is a fish.” in As I Lay Dying, 1930, histoire d’errance d’une famille du Mississipi accompagnant le cercueil de la mère dans une sorte d’interminable odyssée en direction d’un cimetière lointain.[10] Op. cit.[11] Das Unheimliche, 1919, expression difficilement traduisible en français, dont la meilleure approximation pourrait être Le Non-familier. Cette notion a été initialement définie par Ernst Jentsch dans son Zur Psychologie des Unheimlichen, 1906.[12] Op. cit.[13] In Han d’Islande, 1823.[14] In Règles pour la direction de l’esprit, vers 1628-1629.[15] In Eupalinos ou l’Architecte, 1921.[16] In Émergences – Résurgences, 1972.[17] Op. cit.[18] Ibidem.[19] 4’33’’, 1952, du silence sur la partition du ou des instrumentistes, mais, l’auditeur entend les sons de son environnement et ceux que lui et ses voisins génèrent pendant l’interprétation… Peut-être une métaphore musicale de l’œuvre d’Anne Da Silva ?