De sa démarche singulière, Hugo Bel écrit : « Engagé dans un travail de sculptures et d’installations in situ, j’utilise des matières poreuses qui une fois réduites à une fine épaisseur, interagissent avec l’air et la lumière. Comme des membranes, elles dialoguent avec leur environnement immédiat. Affinées, comme dépouillées d’elles-mêmes, ces matières deviennent alors atmosphériques. À l’atelier, je tente de repousser ces matériaux dans leurs limites techniques et mécaniques, à la recherche des phénomènes qui leur sont propres. Puis, par des systèmes personnels et innovants, je m’applique à amplifier ces caractères spécifiques. Ils font alors corps avec l’espace environnant et se présentent aux visiteurs sans artifices. Mon travail est avant tout basé sur l’expérimentation intuitive et l’observation des matériaux. Plusieurs recherches sont souvent menées de front, parfois, elles se rejoignent et s’enrichissent naturellement. Présenter quelque chose de fin, de fragile, met le visiteur dans une position d’écoute et d’observation de son propre corps. Il est alors plus attentif à ses déplacements, sa respiration[5]. » Cette volonté de ne pas suivre un chemin tracé d’avance mais de chercher des voies nouvelles, vers des terræ incognitæ, me fait penser à la sentence faussement attribuée à Ralph Waldo Emerson : « N’allez pas là où le chemin peut mener. Allez là où il n’y a pas de chemin et laissez une trace[6]. » Et, comme l’affirmait Henri Michaux, « Qui laisse une trace, laisse une plaie[7]. » La plaie béante et douloureuse de toute quête humaine restée inassouvie…
En novembre 2020, lors de la session d’automne de macparis, Hugo Bel présentait une de ses rares œuvres transportable, bien que fragile et, elle aussi, inéluctablement vouée à la disparition. Son Paysage scénique #3 est constitué de trois sculptures en sucre massé, réalisées à partir de moulages en argile sur des modèles vivants, l’un accroupi au sol, le deuxième assis sur une chaise, le dernier sur un bahut, le sol étant jonché des débris des moules en terre. Au premier abord, le spectateur pense que les personnages, figés, fixant un horizon insaisissable, sont réalisés en cire, en stéarine ou en paraffine. Une analyse plus poussée le laisse dubitatif, surtout du fait des irrégularités de la surface, constellée de bulles, de cloques, de petites cavernes et de manques de matière… Ce n’est qu’à la lecture du cartel que la vérité s’impose, non sans mal, d’ailleurs, car l’idée du recours à du sucre de betterave dans les arts plastiques ne va vraiment pas de soi… Ce qui me frappe, dans ces œuvres, c’est la confrontation d’un processus très ancien, maîtrisé, et donnant des résultats prévisibles et durables, avec la volonté d’y introduire une dimension aléatoire, un risque et un degré d’imprévisibilité du résultat. Tout pousse à croire que, pour Hugo Bel, le procédé prime sur le résultat, considéré comme la trace d’une activité plutôt que comme une fin en soi. Le créateur met son ego entre parenthèses pour laisser le processus se dérouler, avec les accidents qui lui sont inhérents. On pense au travail du poète décrit par René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver[8]. » Et ces traces ne peuvent pas perdurer car, comme le déclare Jacques Derrida, « Une trace ineffaçable n’est pas une trace[9]. »
Que l’on ne se méprenne pas, cependant. Si le processus est premier, son résultat n’est cependant pas négligé. Il faut que le hasard fasse bien les choses, comme le rappelle le dicton populaire. Si la forme résultante ne présente pas des qualités plastiques que l’artiste juge convaincantes, il la détruit et recommence, comme l’évoque Dubuffet dans la citation en exergue à ce texte. En aucun cas, le lâcher-prise ne serait un laisser-aller. Ainsi, Hugo Bel m’a avoué s’y être repris à cinq fois avant de trouver la forme qui lui convenait pour le lit de son Stalker.
Dans cette même exposition, l’artiste montrait quelques bustes réalisés selon un procédé identique et présentés sur des étagères, comme dans une très sérieuse glyptothèque. À bien les observer, ainsi que ses autres œuvres en volume, on se rend compte que la démarche d’Hugo Bel est triplement transgressive. 1. Tout d’abord, la sculpture a toujours visé à une forme de pérennité, même si sa perception et le jugement esthétique porté sur elle a évolué dans le temps. Ainsi, les chefs-d’œuvre de la statuaire grecque que nous admirons dans nos musées étaient, à l’origine, peints de couleurs vives que nous jugerions très kitsch avec les critères de jugement d’aujourd’hui. Imaginons la Vénus de Milo, avec ses bras, peinte de façon naturaliste et couverte de parures et de bijoux, ou les frises du Parthénon coloriées comme une succession de cases d’une bande dessinée de notre époque… 2. Ensuite, le moulage sur nature a longtemps été considéré comme relevant de l’artisanat et non de la pratique artistique. On se souviendra du scandale provoqué par la sculpture d’Auguste Clésinger Femme piquée par un serpent, 1847, qui avait utilisé un moulage sur nature du corps d’une femme, d’une demi-mondaine[10], de surcroît, pour la réaliser… 3. Enfin, la qualité de la surface et de sa patine ont longtemps eu une importance cruciale dans la sculpture. Hugo Bel n’y attache aucune importance, préférant mettre en évidence les aléas de la création de l’œuvre, sans y apporter la moindre correction…
Cette série de personnages en sucre massé avait été précédée de deux autres installations désignées sous le titre de Paysage scénique. Le Paysage scénique #2 – Le déjeuner sur l’herbe, 2021, se présentait comme des meubles – table, chaises, lampadaire – et des éléments d’un service de table recouverts d’un maillage de plâtre blanc déposé, comme une meringue avant cuisson, avec une poche à douille. Le tout situé en extérieur, donc soumis aux rigueurs climatiques. Toute présence humaine y était fossilisée pour laisser place au silence de l’absence, à une mise entre parenthèses de toute activité humaine, à une cristallisation du temps… Le Paysage scénique #1, 2020, proposait, à Montpellier, une déambulation dans ce qui s’apparentait à un décor de théâtre. Au premier plan, le moulage, en sucre, d’une grille en fer forgé, avec des incrustations de verres dépolis. À l’arrière-plan, une plaque de sucre de 100 kg suspendue par quatre ficelles prises dans l’agrégat du sucre, avec neuf fleurs de tournesol desséchées incrustées – fossilisées, pourrait-on dire – dans la masse. Entre les deux, sur une étagère fixée au mur, une petite verrerie soufflée en opaline translucide… L’atmosphère et la lumière des Tournesols de Van Gogh y étaient délicatement suggérées, sans recourir à la citation ni à l’imitation ni même au registre chromatique du peintre puisque les fleurs étaient devenues noires, comme le Soleil noir de la Mélancolie[11] de Nerval.
Plus récemment, au printemps 2022, lors de son exposition personnelle dans la galerie Lou Carter, à Paris, Hugo Bel proposait une variation, de dimensions réduites, de son Paysage Mental, 2021, pensé pour la cour centrale du Castelet, ancienne prison Saint-Michel de Toulouse. Cette pièce monumentale quadrangulaire se présente comme une sorte de mastaba gris et noir dont les entrées auraient été occultées par des meubles en bois, affleurant à la surface de la construction. Les parois sont constituées de boudins de plâtre naturel teinté – on pourrait penser aux colombins des céramistes – extrudés à l’aide d’une poche à douille et superposés. Leurs lignes sinueuses confèrent aux quatre murs extérieurs un aspect mouvant, comme la trace des ondes créées par une pierre jetée dans une mare, mais aussi au caractère statique de coulées de lave refroidie. Le regardeur ne peut s’empêcher de projeter son imagination vers l’intérieur de cette structure qui fait écho aux cellules occupées, autrefois, par les prisonniers. Comme s’il s’agissait de contrebalancer cette sensation, les meubles domestiques désuets, prisonniers de la masse sombre et partiellement visibles, évoquent des souvenirs personnels qui permettent d’affranchir la pensée d’une vision trop étriquée, carcérale, de notre environnement.
Dans cette même exposition, Hugo Bel présentait, encadrées, de fines plaques de plâtre dont la vision suscitait un malaise chez le spectateur, conscient de leur fragilité et du caractère dérisoire d’une telle production, incapable de résister au moindre choc… Toujours cette impermanence au cœur de son travail plastique, y compris dans ses productions en deux dimensions… On pourrait dire de même de ses cyanotypes sur papier, Le merveilleux est dans le quotidien, 2021, réalisés à partir de l’ombre portée par des verres soufflés : fragilité du verre, fugacité de l’ombre, dépendance de réactions chimiques, souvent imprévisibles, entre ombre et lumière… « Seul l’éphémère dure[12]. » aurait déclaré Eugène Ionesco en 1962. Il y a bien, dans les œuvres d’Hugo Bel cette dose de théâtre de l’absurde cher à l’auteur de La Cantatrice chauve…
La dimension mémorielle, que nous venons d’évoquer, est aussi souvent présente dans les œuvres d’Hugo Bel. Par exemple, Emprunt de mémoire, 2020, est une installation in situ réalisée en sucre à partir du moulage d’un linteau de cheminée, lui-même moulage d’un original déplacé en un autre lieu. L’artiste a procédé par estampage sur des plaques d’argile, lesquelles se sont brisées lors du processus de coulage du sucre. Leurs débris sont présentés devant la pièce, pour marquer l’étape ultime d’une succession d’opérations étalées sur plusieurs siècles : de l’original à sa copie, de la copie à sa version en sucre, de cette production à son immanquable disparition…
Pour réaliser Échappée du 21.07.2020, 2020, installation en sable de rivière et sucre massé, Hugo Bel a planté des tubes métalliques verticalement dans un coffrage rempli de sable. Après avoir tassé le sable, les tubes ont été délicatement retirés et du sucre liquide versé dans les espaces laissés vides. Après décoffrage, ne subsistent que des colonnes de sucre d’une grande fragilité, émergeant d’un monticule de sable, comme d’improbables stalagmites. Cette œuvre était vouée à une rapide disparition du fait de l’instabilité du sable, de son humidité qui fait fondre le sucre et des mouvements des visiteurs. Elle demeure cependant, à travers ses photographies et la description du protocole de sa réalisation, un monument, au sens initial de ce terme : un objet qui atteste l’existence, la réalité de quelque chose et qui peut servir de témoignage.
De façon paradoxale chez un artiste pour lequel le processus prime sur le sujet et sur l’objet, Hugo Bel ne dédaigne pas la nature. Il s’en revendique même. On a vu que le barreaudage du lit de Stalker se présentait comme une structure végétale. Ailleurs, dans Gangue, 2018, installée en plein air, il recouvre partiellement d’une dentelle de plâtre naturel un bloc de moraine glaciaire, comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse. L’écrin, initialement blanc, changera de couleur, puis se délitera et disparaîtra, redonnant au bloc érodé son aspect initial. Il en est de même pour Promenons-nous dans les bois, 2020, habillant un bloc de pierre anguleux.
Plus généralement, respecter les formes naturelles est au cœur de la démarche de notre artiste. A contrario de Picasso qui déclarait : « Tout acte de création est d’abord un acte de destruction[13]. », Hugo Bel prend les sujets – animés, végétaux ou minéraux – dans leur état originel, comme il les a trouvés. Il leur applique un processus spécifique, puis les abandonne et laisse les choses se dérouler, sans la moindre intervention de sa part, sachant que ce qu’il a traité reviendra inéluctablement à sa destinée initiale : la disparition, pour le vivant, la lente évolution pour les objets inanimés. Toute trace de son activité sera alors effacée, telles les inscriptions sur le sable balayées par la marée, ou ce long manteau qu’est la vie, si l’on en croit Aragon : « La vie est un voyageur qui laisse traîner son manteau derrière lui, pour effacer ses traces[14]. » Hugo Bel ne se découragera pas, comme Joyce, mais reprendra son travail, comme Dubuffet… sans cette angoisse qu’évoquait Brassaï dans un entretien en mars 1980 : « C’est la hantise et le désir de l’homme de laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur cette terre qui donnent naissance à l’art[15]. » Il sait bien que toutes les traces des activités humaines ont vocation à disparaître sous l’effet de l’entropie qui gouverne l’univers… Inutile de perdre son temps à s’en préoccuper, donc…
Louis Doucet, avril 2022
[1] “Hopeless thing sand. Nothing grows in it.” in Ulysses, 1920.[2] In Prospectus aux amateurs de tout genre, 1946.[3] Le verbe anglais to stalk dénote tout un spectre de significations. Dans sa forme intransitive, il signifie le fait de progresser d’un pas raide, d’arpenter… Il évoque, pour moi, avant toute autre chose, les vers de Thomas Hardy de la première strophe de son In Time of “The Breaking of Nations” écrite en 1915, en pleine Première Guerre Mondiale :Only a man harrowing clodsIn a slow silent walkWith an old horse that stumbles and nodsHalf asleep as they stalk.Juste un homme hersant des mottes de terreDans une marche lente et silencieuseAvec un vieux cheval qui trébuche et hoche la têteÀ moitié endormis, avançant d’un pas raide.
Je retrouve cette atmosphère de nostalgie simultanément universelle et humainement dérisoire dans les travaux d’Hugo Bel.[4] In Espèce d’espaces, 1974.[5] Dossier de présentation de l’artiste.[6] “Do not go where the path may lead, go instead where there is no path and leave a trail.” Citation prétendument extraite de Self-Reliance, 1841, souvent utilisée avec complaisance par l’ancien président étatsunien Donald Trump mais, en fait, due au consultant en efficience managériale Harrington Emerson (1853-1931), contemporain et concurrent de Frederick Winslow Taylor.[7] In Face aux verrous, 1954.[8] In La Parole en archipel, 1962.[9] In L’écriture et la différence, 1967.[10] Apollonie Sabatier (1822-1890), maîtresse du commanditaire de l’œuvre, Alfred Mosselman (1810-1867), mais aussi, épisodiquement, de Charles Baudelaire.[11] In El Desdichado, 1854 : v Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constelléPorte le Soleil noir de la Mélancolie.[12] Souvent cité, mais la source reste introuvable.[13] Cité par Pierre Cabanne in Le Siècle de Picasso, 1975.[14] In Les voyageurs de l’impériale, 1942.[15] Cité par Hervé Guibert, in Le Monde, 12 juillet 1984.
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